Les filtres virtuels appliqués mécaniquement, presque inconsciemment sur les images que nous renvoyons de nous-mêmes, sur les réseaux sociaux, signalent une culture de la retouche, de l’augmentation, de la conformité aux standards dominants, mais surtout du rejet de la réalité brute, du naturel, de l’authentique, du spontané. Une étude a révélé que 70%1 d’influenceurs français retouchent leurs photos de manière systématique avant de les publier sur les réseaux sociaux, et d’influencer des admirateurs presque hypnotisés.
Sous le titre : « Les filtres, c’est une drogue », ou la tyrannie du « visage Instagram », un journal2 abordait les risques de la « culture retouche », ce « retour de bloc opératoire » qui renvoie une image « déformée de soi-même qui n’est pas sans risque ». Mais avec ou sans des études aux conclusions abouties sur l’usage des filtres ici ou en terres lointaines, un passage banal dans les galeries de nos smartphones nous reconnecte au nombre de photos de nous-mêmes qui sont partiellement, si pas totalement augmentées par des effets visuels, selon notre degré d’initiation au culte suprême de l’image.
Loin du caprice personnel qui aborde le filtre sans que ce dernier n’induise une conséquence majeure sur la personnalité, certains utilisateurs rompus à l’exaltation par l’image basculent véritablement dans des troubles du comportement et développent des dépendances. Un phénomène a fait parler : la dysmorphophobie. Elle est la conséquence de l’exposition aux images qui sont les produits des filtres qui créent des effets de chirurgie esthétique. La dysmorphophobie est un trouble obsessionnel observé chez des personnes qui se prennent en dégoût des parties de leurs corps, parce se comparant à des standards qui résultent eux aussi des altérations profondes du naturel, notamment chez les influenceurs et les influenceuses. Il y a plusieurs victimes. C’est de la santé mentale qu’il s’agit.
En principes culturels essentiels de notre temps et répondant à une esthétique de l’universel que l’on veut débarrassé de toutes les aspérités, la retouche, l’altération, et le rejet du cru vont au-delà du champ des représentations visuelles. Dans un contexte de communication textuelle accrue, notamment sur les réseaux sociaux, ces principes qui ont investi le cœur même de l’être induisent une présentation embellie et arrangée de l’expression personnelle, pour des raisons de convenance et de réagencement obligatoire en l’honneur de l’air du temps. Le discours écrit, la parole, la langue, en sont sévèrement impactés.
Le politiquement correct, la surenchère verbale, l’autocensure, le slogan rabâché machinalement, le même, enferment l’expression personnelle dans la logique mécaniciste de la production en chaine, de la standardisation, si bien que l’on ne s’exprime qu’à travers un filtre, un modèle. Cette formation systématique de la parole tamisée, essorée, peut avoir des incidences profondes sur la personnalité. Quoi de plus naturel que la parole pour affirmer sa personnalité, et quoi de plus normal qu’une parole soumise à la conformité conduise à un réajustement intégral de la personnalité ?
Les interactions sur la place publique permettent de s’en rendre compte. La binarisation des vues consacre la dynamique antagonique entre deux filtres. Le filtre pour qui positive considérablement des vues et des choix, quitte à leur donner des lueurs d’angélisme, et le filtre contre qui augmente jusqu’aux laideurs les plus minimes au point d’en faire émerger les caricatures les plus fantasques.
L’individu producteur de la parole opère de ce fait dans une géographie des postures où la différence est persona non grata, où les frontières du pour et du contre, du oui et du non se rigidifient et amenuisent l’espace du spontané, de l’inattendu, qui eux ont pour substrat définitoire leur capacité à être indifférents aux catégorisations du pour et du contre, du oui et du non, du même, du cliché, du stéréotype.
Et si on conjuguait les contraires ? Et si on reconnaissait à la « raison » sa part de dogmatisme, qu’elle rechigne à assumer ? Et si on embrassait le dogme pour sa capacité à générer l’espérance, sans laquelle la « raison » est un espace d’étroitesse froide dans lequel on est malheureux et coincé ? Et si on revendiquait aussi de parler fort, de dire le fond de sa pensée, mais pas que, et pas toujours ? Et si on ne faisait pas de notre liberté une raison d’ériger la transgression en mode opératoire ?
Et si on refusait que notre indépendance ne devienne le jouet de quelques bonnes consciences qui viennent la triturer à tout-va pour nous arracher des « preuves » de notre non-compromission, et qui épient nos mots à travers leur filtre ?
Revendiquer le droit au sans filtre c’est renverser la mécanique de la ressemblance, du catégorique, de l’arrêté, où s’alignent des clientèles en file (abonnés, partisans et autres followers) qui redoublent d’appétit pour des formes du discours et des attitudes posturales préconçues et prédigérées pour une caporalisation des rapports sociaux.
Je ne suis pas en train de faire la promotion d’une parole fruste, non-raffinée, non-identifiable, comme s’il fallait parler tel un fou ou se présenter en rejet total des attitudes posturales conventionnelles qui répondent à la bienséance élémentaire. Le besoin du sans filtre justifie la nécessité pour la parole personnelle, qui a vocation à être publique, d’avoir le loisir de dépasser la dimension des voix plates, mécaniques et reproductibles comme des objets modélisés et indifférenciés, pour être différence, authenticité, singularité.
De l’univers visuel à l’univers textuel, le sans filtre peut être un recours salutaire pour se faire voir, se faire entendre, et se faire lire à la lumière d’une volonté qui fait plus dans l’authentique et moins dans le factice. Tout l’enjeu de l’être s’y trouve.
Notes
- Lien vers l’article parlant de l’étude : https://www.cbnews.fr/etudes/image-authenticite-visuels-plebiscitee-influenceurs-francais-68915
- Lien vers le journal : https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2020/01/17/le-visage-instagram-ou-la-tyrannie-du-filtre_6026248_4497916.html
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