« La nature a horreur du vide » 

Plus que l’élément ou les objets qui viennent remplir la nature, c’est la nature du vide qui peut poser question. Si dans une approche purement matérialiste le vide est à priori envisagé au sens physique, sous le rapports des attributs moraux qui constituent l’essence des choses, le mot nature peut revêtir un sens immatériel, et par conséquent le vide aussi.

La conscience fait partie de ces éléments de la nature, de notre nature, qui a horreur du vide, et qui échafaude des raisons, des justifications et des attitudes pour donner du sens à nos situations personnelles. Conjuguée au plus grand nombre et dans le cadre de la société, qu’il s’agisse d’un village ou d’un empire, les consciences attirent vers elles, façonnent et perpétuent des récits, des représentations et des doctrines fondamentales pour s’expliquer l’énigme des grands mouvements, le sens du commun, la marche du temps, le destin.

Là est l’origine des mythes, du grec muthos, mot qui au départ voulait tout simplement dire discoursparolerécitnarratif.

De nos jours cependant, dans l’expression courante, les mythes sont très facilement attribuables à la fantaisie et aux caprices des esprits superficiels, et leur évocation se fait pour railler des histoires dont on dit qu’elles n’ont aucune valeur objective. Ces mythes, quoiqu’existant y compris dans le temps long, ne rentrent dans aucun processus de construction et ne structurent en rien la marche des sociétés.

Par ailleurs, dans le registre des accomplissements collectifs, les relations humaines, les dynamiques sociales, historiques et civilisationnelles ont toujours reposé sur des mythes essentiels. Par mythe, entendons « construction intellectuelle qui permet la cohésion d’un groupe humain ou son action ».

La capacité des sociétés à exister, à se déterminer et à se pérenniser s’appuie sur un ordre du discours, sur des conventions conceptuelles, des représentations et des réalités imaginées, bref sur une mythologie structurante et positive.

Mythes anciens, discours contemporains

Il n’est pas surprenant que certains mythes anciens aient traversé le temps pour arriver jusqu’à nous. La mythologie grecque fait partie d’un imaginaire dont l’impact sur la civilisation actuelle apparait de manière éclatante. De Prométhée et Épiméthée, de Hercule, des épopées homériques, de la Mètis, les récits mythologiques ont distillé de puissants messages qui ont suffisamment investi les imaginaires au point de conditionner les descriptions que nous faisons du réel.

Nettoyer les écuries d’Augias, le Cheval de Troie, le talon d’Achille, et beaucoup d’autres histoires font plus que satisfaire les amateurs de fiction : elles sont au cœur des représentations actuelles et occupent une place de choix dans l’ordre du discours et par conséquent de l’action.

D’ailleurs, il ne serait pas excessif de voir un liant entre les polythéismes légendaires des grecs et des romains antiques (mythologie) et la disposition naturelle que la civilisation occidentale a pour le pluralisme politique, et de discerner la part d’influence que peuvent avoir les religions monothéistes sur les adeptes en termes de tolérance politique ou religieuse.

Mythes modernes, religions séculaires

Dans le livre à succès Sapiens (vendu à 12 millions d’exemplaires), l’historien Yuval N. Harari restitue si bien la place que les mythes occupent dans la vie sociale et politique actuelles, sans pour autant que l’on ne s’en rende compte. Sans doute parce que la mythologie est à priori perçue comme un corpus de connaissances relevant du domaine religieux, d’autant plus que la religion est tenue à distance par ceux qui ne voudraient pas être associés à quelque idée religieuse que ce soit.

Si dans les sociétés anciennes et traditionnelles les codes éthiques, l’organisation sociale et politique, et les normes sociales étaient consubstantiels à l’ordre sacral tel qu’imaginé par ceux qui l’inventaient, il en est de même aujourd’hui, à la seule différence que l’ordre social a été déconjugué de toute composante religieuse au sens cultuel du mot. 

Ce que Yuval N. Harari démontre sur ce sujet c’est que les idéologies modernes et les modèles de la pensée et de l’agir sur le monde n’en sont pas moins des religions, par les adhésions qui les caractérisent, les prosélytismes qu’ils inspirent, et les mythes qu’ils contiennent, dont la société a convenu et dont nous savons qu’ils ne sont ni immuables ni promis à l’éternité.

Le capitalisme, le socialisme, une certaine idée de l’égalité, de la justice, sont des mythes fondamentaux parmi d’autres, inventés pour structurer les sociétés en visant le bien-être humain et par conséquent le bien-être du monde. 

Les religions humanistes que décrit Yuval N. Harari ne doivent leur existence qu’aux volontés humaines de créer un récit et un discours (muthos) pour s’expliquer les choses, pour donner un sens et une direction à l’expérience individuelle ainsi qu’à l’expérience commune. Elles n’ont rien d’immuable. Elles (démocratie, capitalisme, communisme, altermondialisme) sont moins vieilles que le monde, mais inspirent à ceux qui les embrassent le sentiment que le monde n’existerait pas sans elles, et  surtout un zèle qui peut pousser jusqu’aux extrêmes.

Nous observons combien les tenants de la démocratie (version occidentale) font du prosélytisme avec autant de zèle si pas plus que celui qui s’observe au sein des religions théistes (religions qui parle de dieu). Les guerres d’Irak et d’Afghanistan sont des exemples patents. 

L’ambiance survoltée qui s’observe dans les meetings politiques, parfois autour des notions aussi abstraites que subjectives, n’a rien à envier aux séances de prêche au sein des religions dites révélées.

Dans Le Contrat Social, Jean-Jacques Rousseau parlait quant à lui de la « religion civique » pour faire référence au rassemblent d’une « communauté imaginée » autour d’un élément fédérateur.

Chez Rousseau le caractère sacré de la religiosité des religions humanistes ressort avec beaucoup de relief et mobilise notre attention sur le point suivant : la nécessité pour toute société, y compris la nôtre, de s’armer d’un mythe fondateur et de construire un ordre du discours qui sacralise la chose publique, l’idéal commun, et qui réunit autour de lui des rites, des totems, des inviolables indispensables pour la marche commune.

L’écrivain sénégalais Felwine Sarr, auteur du livre Afrotopia, s’engage lui aussi dans l’avenue de l’imaginaire pour déplacer les bornes des convenances théoriques venues d’ailleurs, et pour proposer aux africains l’audace de déchiffrer des champs nouveaux afin de construire un ordre du discours qui invente l’Afrique de toutes les possibilités.

Nation congolaise et esquisse des mythèmes

Tout est rêve (au sens du I Have A Dream de Martin Luther King), tout est réalité imaginée, tout est mythes (récits, narratifs) convenus. 

La « Nation congolaise » est un bon point de départ, nos pères fondateurs et nous-mêmes ayant accepté, du moins théoriquement, de construire une identité nationale sur une mosaïque des peuples différents par la culture et par l’histoire (du moins l’histoire d’avant 1885), mais condamnés à faire corps dans une permanente harmonie des rencontres.

Le Vivre Ensemble et le Bien Commun sont des éléments (parmi d’autres) à installer dans une démarche discursive et opérative pour donner un sens et une direction à la marche de notre pays et à la destinée de notre nation. Il est question de sacraliser l’essence commune, la religion républicaine, et de faire du Congo, tel que pensé et tel que crée par les efforts de chacun, la référence immuable, le mythe suprême, l’objet de notre vénération civique et commune.

Le temps est au travail de la pensée et à la construction de l’essentiel existentiel, faute de quoi, la nature ayant horreur du vide, nous nous retrouverons remplis d’éléments et des récits que nous n’aurons créés ni par l’habileté de nos mains ni par la force de nos esprits.

Au commencement était le mythe.

620