« L’explosion n’aura pas lieu aujourd’hui. Il est trop tôt… ou trop tard. Je n’arrive point armé de vérités décisives. Ma conscience n’est pas traversée de fulgurances essentielles ». C’est par ces mots que Frantz Fanon débute son œuvre Peaux Noires, Masques Blancs. L’essayiste dont la pensée anticoloniale et dont les idées ont servi de boussole à de nombreux intellectuels se réclamant de son idéal de poursuivre : « L’homme est un OUI vibrant aux harmonies cosmiques. Arraché, dispersé, confondu, condamné à voir se dissoudre les unes après les autres les vérités par lui élaborées, il doit cesser de projeter dans le monde une antinomie qui lui est coexistante. »

Ce que dit Fanon restitue une réalité inhérente à la condition humaine, mais facilement occultée, d’autant plus qu’à l’ère de la liberté d’expression de plus en plus revendiquée et pratiquée notamment sur les réseaux sociaux, à l’ère de fortes affirmations, des coachs en motivation et de la parole libre, « l’absence » de certitude est vue comme un handicap, comme une tare, comme un défaut de la conscience qu’il faut très vite guérir, quitte à épouser l’avis des autres (de ceux qui crient plus fort), à se conformer, à loger à une enseigne bien définie, surtout du « bon » côté de la clôture.

Ce texte n’est pas une remise en question des certitudes objectives voire absolues, à savoir mathématiques et physiques, qui font l’unanimité. Il convient cependant de rappeler que même ces dernières n’étaient pas toujours tenues pour certaines dans le passé. Pour l’exemple, à une certaine époque, la croyance populaire voulait que la terre soit le centre de l’univers, et que tout tourne autour d’elle (géocentrisme), jusqu’à ce que des gens comme Copernic et Galilée, pris d’incertitude et de doute, vinrent remettre en question les certitudes de la pseudo science d’antan, pour présenter une autre théorie, l’héliocentrisme, devenue par la suite la vérité scientifique.

Comme pour de nombreux cas de percée scientifique, le doute, l’incertitude, la remise en question, ont été le moteur de l’histoire du progrès, le carburant des avancées dont nous bénéficions aujourd’hui, dans la médecine, dans la géographie, dans la physique, et dans d’autres nombreux domaines, parfois au prix des sacrifices énormes.

Le gros des difficultés avec les certitudes se trouve dans le registre des questions morales, des convictions idéologiques et des croyances religieuses. Les « évidences » subjectives des uns et des autres ont suffi à remplir l’histoire de faits sanglants et de guerres abominables, lorsque l’enthousiasme des convaincus d’un certain bord rencontrait l’inflexibilité des affermis d’un autre bord, autour des questions qui n’inspiraient qu’intransigeance et zèle persécuteur.

Les victimes de l’idéologie politique (exemples : nazisme, fascisme, jihadisme) et des religions n’en ont pas été moins nombreux dans l’histoire récente. Aujourd’hui encore, l’intolérance, digne amie des certitudes implacables (souvent aveuglées) et accompagnatrice des humains dans leurs élans d’affirmations et de suffisance, n’a pas fini d’abimer la société et les rapports sociaux.

Nous avons une société dont les membres carburent aux certitudes implacables, non pas forcement sur les questions fondamentales comme celles évoquées plus haut où la science a débarrassé l’esprit humain des obscurantismes forcenés, mais sur des questions sociales et idéologiques, voire sur des questions dérisoires et passagères, où dans les débats du quotidien, l’affrontement obligatoire entre les personnes des camps opposés est devenu l’élément structurant des interactions sociales.

C’est ce qui se passe notamment sur les réseaux sociaux, au départ des milieux de convivialité, de partage, d’intérêts et d’apprentissage, devenus par la suite la scène des guerres virtuelles ritualisées et violentes, et le grand décor d’un tribunal de la pensée qui n’a rien à envier aux procès de Staline, du moins pour la symbolique.

Ce n’est pas la capacité à débattre ni le cheminement intellectuel qui conduit à la formation d’une opinion, d’une conviction, d’une certitude qui sont jugés ici, mais plutôt les termes des nouvelles interactions dialogiques, où la nuance, l’écoute, le minimum de considération pour l’opinion d’autrui ne sont plus de mise.

Aujourd’hui tout le monde est bardé de certitudes au point de ne plus accéder à la moindre remise en question ni au doute, au point de prétendre ne pas être habité par ne serait-ce qu’une once d’incertitude, et de refuser sa liberté à quiconque se met en réserve de commenter et de donner un avis, quitte à prendre la réserve de ce dernier pour de la faiblesse, son incertitude pour de la compromission, son doute pour un indice de suspicion.

Concrètement, sur ces espaces, le débat public souffre de la suffisance « intellectuelle » des parcelles de l’opinion, des castes idéologiques et des groupes partisans qui évoluent dans des cascades de conformité, qui s’assurent de la fidélité de leurs chambres d’écho, et qui ne laissent chacune aucune place à la nuance et au recul. Elles carburent à l’emporte-pièce et épousent les dérives des forcenés des jugements aprioriques selon leurs attentes intuitives préexistantes. Cela ne peut que conduire à la politique des aigreurs consommées et remâchées, des noirceurs remuées jusqu’à la nausée, lesquelles empoisonnent le débat public et placent la socialisation au fait discursif dans une dynamique de rentre-dedans permanent.

Tout cela donne lieu à des simplifications du genre : « Ce type est le diable et ceux qui le suivent sont des idiots ! Celui-là est foncièrement maudit. L’autre-là n’a rien dans la tête ! Tout celui qui ne pense pas ou qui ne dit pas comme nous n’est pas un patriote ! ».

L’insensibilité au pluralisme des idées est le moteur de pareilles postures, parce que tout le monde veut être certain de ses certitudes et invalider tout ce qui sonne différemment. Toujours dans le même registre, les intolérants de la pensée se drapent des oripeaux de prestige moral. Leur méthode efficace est de vicier le débat public en le chargeant d’anathèmes prononcés sur un ton inquisiteur, et de psychologiser les désaccords avec des diagnostics définitifs (certitude oblige) sur la psyché des contradicteurs.

À cela s’ajoute la suspicion tous azimuts, car plus personne ne peut dire quoi que ce soit sans que cela ne génère des conclusions invraisemblables dans le chef de celles et ceux qui s’arrogent le rôle de farfouiller dans les esprits, de chercher en tout et partout la dissimulation supposée d’un message politique intéressé, ou l’expression d’une conscience achetée par telle ou telle formation politique.

C’est dans ce décor extrêmement menaçant pour la pensée libre qu’il faut embrasser à nouveau la norme qui a structuré l’aventure humaine depuis la nuit des temps, bien que l’humain y ait souvent trouvé des raisons de se décourager : l’incertitude. Avec son lot d’hésitations, d’essais et d’erreurs, de doute, l’incertitude a provoqué chez l’humain des mécanismes d’adaptation, de remise en question, d’exploration de nouvelles pistes qui dans des circonstances faciles n’auraient fait l’objet d’aucune considération.

Concrètement, il est question de reconnaître, dans la formation de nos regards sur l’autre et sur les évènements, la complexité des situations qui nous échappent, pour éviter que nos jugements ne soient définis que par nos biais et par les bornes de nos opinions, qui du reste sont hautement subjectives. Par conséquent, il est tentant de recourir à la suspension du jugement ou épochè, une merveille qui nous est parvenue de la civilisation antique et grâce à laquelle, à un moment, nous sommes invités à mettre de côté intuitions, certitudes préexistantes, et biais, pour demeurer dans une position de neutralité face à l’idée ou à la question qui est débattue, dans l’attente de plus d’éléments pour accoucher d’un avis éclairé.

Le débat public a donc plus besoin de consciences qui se servent de leurs incertitudes et de leurs insuffisances pour nourrir un exercice intellectuel modéré et atteindre des conclusions objectives, sans subir les emportements et la tyrannie des serveurs du prêt-à-penser qui remplissent les réseaux sociaux et qui sonnent sans cesse le clairon du garde-à-vous pour assigner les gens aux cases de la pensée figée et de l’opinion radicalement arrêtée.

Pour notre défense, et après Fanon, nous convoquerons Socrate qui lui aussi tâcha de nous dire, selon que nous l’a rapporté son fidèle disciple Platon : « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien ».

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